Du poids léger au poids lourd
«La personne la plus importante est toujours celle avec qui tu es.» Lev Nikolaïevitch comte Tolstoï (1828–1910), écrivain, paysan et philosophe russe
Non, je ne veux pas parler des quelques kilos que nous avons tous pris pendant le confinement. En tant que poids léger, vous auriez de bonnes cartes, car selon le classement en aviron, triathlon ou boxe, vous seriez catégorisé comme poids vif de 55 kg à 62 kg – un rêve, pour beaucoup, je vous l’accorde, si l’on fait abstraction des circonstances. Comme l’a justement fait remarquer le couturier Karl Lagerfeld: «Les régimes sont les seuls jeux où l’on gagne en perdant.»
Je voudrais en revanche évoquer le seuil discret que beaucoup de personnes qui se considéraient consciemment ou inconsciemment invisibles franchissent soudain, devenant de vraies pointures.
Tous les débuts sont difficiles. Que ce soit à l’école, au service militaire, pendant les études ou au travail, nous sommes toutes et tous des poids plume lorsque nous débutons, avec cette impression d’être des atomes flottant dans une masse nébuleuse dans laquelle tout le monde sauf nous se déplace avec aisance et décontraction. Il faut du temps pour se faire aux règles d’une nouvelle communauté et comprendre que les autres font au mieux pour masquer leur insécurité. Selon les dernières connaissances, bluffer en société serait une qualité, car «se mettre en scène de manière crédible» constituerait en soi une performance, selon le sociologue Niklaus Luhmann. Bien. Je me souviens soudain pourquoi je n’ai pas fait carrière au cinéma.
Par quel truchement transformons-nous le devoir, c’est-à-dire les conventions indispensables à la survie, nous permettant de passer du statut de poids léger à celui de poids lourd? Au travail, on dit souvent qu’il faut être patient pour bénéficier du respect des autres en tant que nouveau collègue. Est-ce vraiment le cas? Avec le temps, la politesse peut indubitablement se muer en amabilité et l’équité en association. On a toutefois aussi coutume de dire que les gens deviennent irrespectueux dès lors qu’ils accèdent au succès. Les têtes dures de ce genre, que nous connaissons tous, ne changent pas d’idée à propos de quelqu’un qu’ils considèrent comme quantité négligeable malgré le temps qui passe.
De même, accepter par nécessité peut s’avérer imprudent. Si fournir des performances élevées est rapidement considéré comme acquis, la sympathie a vite fait de s’évaporer dès lors que l’efficacité n’est plus. On se mue souvent en idiot utile, que l’expression vienne ou non de Lénine. En revanche, je pense que la transition vers la catégorie des poids lourds se fait en deux temps. Il est d’abord question d’acceptation fondamentale des êtres en tant que personnes, de leur avis et de leur participation aux processus décisionnels, mêmes s’il s’agit de subordonnés.
C’est souvent plus difficile qu’il n’y parait, car l’interaction s’impose. Le sociologue Pierre Bourdieu évoque aussi ici, de façon certes un peu dramatique, la «lutte pour le capital symbolique de l’égalité.»
La deuxième étape concerne uniquement notre propre application. Je crois que nous portons tous en nous les outils nous permettant de devenir des poids lourds. Il suffit de jouir d’un respect suffisant de la part du groupe dans lequel nous évoluons pour pouvoir valoriser nos compétences dans l’intérêt de tous. À cet égard, je trouve la citation suivante de la publiciste Linda Kaplan Thaler frappante: «Nous devrions considérer chaque personne que nous rencontrons comme si elle était la plus importante au monde, car elle l’est. Si elle ne l’est pas pour toi, elle l’est pour quelqu’un d’autre, si ce n’est aujourd’hui ce sera peut-être demain.
Christian Doepgen